Samedi 7 janvier 2023 eu lieu la deuxième interview de Philippe ROBIAUD, une des mémoires du minitel. Cette interview a été menée par Philippe DUBOIS (président de l’association MO5.com), Guillaume MONTAGNON (auteur du livre Une histoire du jeu vidéo en France. 1960-1991 : des labos aux chambres d’ados aux éditions Pix’n love), Franck PALUSCI (La ludothèque française) et Benoit MORAUX (La ludothèque française)
Au menu, la fin du Télétel, les premiers jeux, les premières entreprises intéressées, le G7 de Versailles…
Philippe ROBIAUD : en 1980 le Minitel est en gestation à Rennes sous la houlette de Bernard Marti parallèlement au test T3V de Vélizy.
Le test de Vélizy n’est pas extrapolable pour de multiples raisons
Le système de Vélizy supposait de mobiliser le téléviseur familial pour échanger des informations ce qui créait un conflit avec l’usage habituel de la télévision.
Alors deux télévisions ? peu concevable !
En outre à l’époque les réseaux téléphoniques avaient des débits trop faibles pour transmettre des écrans couleurs.
Enfin les décodeurs de Vélizy surnommés poêles à frire étaient plutôt encombrants et auraient été chers à produire en grande quantité.
Le Minitel évitait ces inconvénients avec un bémol : les écrans étaient en noir et blanc.
A Vélizy en quatre ans d’existence, les premiers graphistes numériques ont littéralement fabriqué environ 30000 écrans, créant une véritable écriture avec seulement 900 points ou pixels et 9 couleurs et des trésors d’imagination.
Ces écrans peuvent être vu comme la préhistoire de nos écrans Internet et les débuts de l’art numérique exposés comme tels à Beaubourg en 1982.
Revenons au Minitel.
Gerard Théry patron de France Télécom présente un Minitel au Président Giscard D’Estaing en présence de Raymond Barre Premier Ministre.
Le président pianote et s’amuse de la maladresse de son premier ministre aux doigts plus épais.
Plus sérieusement feu vert est donné à Gérard Théry pour poursuivre l’aventure.
Face aux pressions des médias qui craignent pour leur avenir, le prétexte du remplacement de l’annuaire papier par l’annuaire électronique permet le lancement à grande échelle du Minitel gratuit avec le succès que l’on sait et un départ hésitant quant aux villes volontaires.
En 1983 le test de Vélizy s’arrête et les services que j’ai installés à Vélizy sont repris dans la version Minitel.
Je pense en particulier à la BNP, pionnier dans cette aventure et avec laquelle j’ai développé des services très avant-gardistes.
Sans doute le premier système expert de la télématique en indexant les produits bancaires sur les motivations de ses clients pour aboutir à la meilleure proposition possible.
Une histoire de banque depuis l’antiquité illustrée par ma femme requise comme graphiste.
Un jeu promotionnel à valeur pédagogique : j’ai imaginé le BOLTO : un quiz sur la BNP suivi d’une loterie.
Les gagnants du quiz sont invités à choisir un chiffre entre 1 et 99(dizaines exclues)
La machine en propose un entre 1 et 99
Si c’est le même, on gagne le gros lot.
Ce n’est pas tout, le chiffre se déforme par inversion (19 et 91), multiplication (16 et 32), addition (44, 62), soustraction (21, 43), position (-9, -9 ou 5-,5-)
En cas de coïncidence des lots secondaires sont attribués.
J’ai réutilisé ce jeu pour le service télématique de la Guadeloupe… A la clé, il y avait un voyage à gagner ! Il y avait une centaine de questions sur la Guadeloupe et dès qu’un joueur se trompait, il revenait en arrière et recommençait. Les joueurs finissaient par connaître par cœur les réponses, ce qui représentait une certaine valeur pédagogique.
J’avais imaginé un autre jeu de type chasse au trésor où je cachais très loin dans l’arborescence des services un Louis d’or. Pour le trouver, il fallait parcourir tous les services et ainsi découvrir ce que souhaitait présenter la société exposant le service.
Guillaume MONTAGNON : L’idée de réaliser des jeux est-elle arrivée dès le début ?
Philippe ROBIAUD : Le premier dont je me souvienne avait été développé pour une exposition à Sup de Co Paris. Une demi-douzaine de prestataires de services présentait des démos. J’avais fait un jeu de sagacité pour la société COOP (distribution). En répondant aux questions, on gagnait une, deux ou 3 étoiles. Pour la petite histoire, c’est ma fille qui avait réalisé un embryon d’étoiles qui avaient été intégrées dans ce jeu.
La conclusion de la BNP est un peu triste. Le projet n’est pas monté suffisamment dans la hiérarchie et a été arrêté.
En parallèle, c’est un certain Lévêque au CCF qui a créé la première banque en ligne via le Minitel.
Philippe DUBOIS : La BNP a investi assez pour créer un ensemble de services importants mais pas financiers ?
Philippe ROBIAUD : Tout à fait, le projet BNP n’a pas dépassé le stade des actes de gestion au quotidien (ex : commander un chéquier) et on ne pouvait pas consulter ses comptes.
Les enjeux n’ont pas été perçus par les personnes qui pilotaient le projet.
Un autre exemple, le Printemps n’a pas dépassé le service de la liste de mariage. C’était un service très utile mais très petit à l’échelle de la télématique et d’internet.
Philippe DUBOIS : Est-ce que des sociétés ont déjà dit que ce n’était pas intéressant ?
Philippe ROBIAUD : Non. A Vélizy, j’aidais les 5 jeunes commerciaux à parler au bon niveau dans les sociétés démarchées et nous n’avons pas eu de refus, bien au contraire. J’ai réussi à vendre la Télématique dans toute l’Alsace. J’ai fait une présentation édifiante au PDG des 3 Suisses qui m’a même proposé de devenir DG de sa société, proposition déclinée car j’étais très passionné par le domaine de la Télématique.
Guillaume MONTAGNON : Les acteurs arrivent-ils à bien comprendre les enjeux de la Télématique ?
Philippe ROBIAUD : Non, non. Il a fallu du temps pour comprendre les enjeux de la Télématique comme il a fallu du temps pour comprendre les enjeux de la messagerie en ligne. Elle a été inventée en 1981, il a fallu 2 ans pour qu’elle arrive à Paris malgré le rapport fait après notre visite à Strasbourg.
Pour en revenir aux clients, chez Renault, avec la Télématique, j’ai initié toutes les fonctions de service après-vente à savoir la prise de rendez-vous et ce qui tournait autour du SAV.
Chez Cetelem, après mon topo commercial classique sur la Télématique, un séminaire de 2 jours à Feucherolles a permis de détourer l’ensemble des fonctions majeures touchant à la stratégie de l’entreprise et à son organisation.
Très souvent, des services marketing avaient des idées de création de services et les services opérationnels (les informaticiens) pouvaient en avoir d’autres. Ces derniers veulent se simplifier la vie et veulent éviter de se lancer dans des projets innovants remettant en cause leurs acquis. Chez Cetelem, les services opérationnels ne se sont pas opposés au développement des services télématiques, le marketing a pu se lancer dans le projet télématique et refondre certains processus et une partie de l’organisation.
Un bon exemple de service fut l’obtention de crédit par un client. Le processus humain avant la télématique était composé de plusieurs étapes :
- L’étape importante de scoring était laissée à l’appréciation du conseiller (si on était sympathique au conseiller d’une boutique Cetelem, celui-ci pouvait laisser passer un critère bloquant).
- Une fois passée l’étape de scoring, le dossier était transmis au back-office Cetelem qui recherchait le nom du client dans la liste des mauvais payeurs. Ces noms étaient conservés sur des rouleaux de microfiches qu’il fallait regarder au microscope. Ces microfiches étaient aussi mises à disposition des magasins
- Ensuite, le dossier complété partait en validation dans le back-office pour signature et revenait quelques semaines plus tard
Il ne fallait pas être pressé d’obtenir son prêt !
La procédure télématique a balayé tout ce processus :
- Le vendeur du magasin rentrait les informations du client sur le Minitel sans connaître les règles de scoring et recevait le résultat sous une forme simple : Oui/Non.
- Ce scoring étant devenu systématique par l’analyse objective et exhaustive des critères du client (ex : ancienneté du client dans sa banque, adresse, âge, etc…). Le vendeur ne pouvait plus deviner comment forcer le passage du dossier.
- De même, la vérification du fichier des mauvais était rapide et ne nécessitait plus la transmission des microfiches.
- Les magasins avaient des imprimantes sur lesquelles étaient imprimés les dossiers de prêt. Ensuite, il fallait l’envoyer à Cetelem pour signature.
Cela prenait une quinzaine de minutes pour établir un dossier là où il fallait plusieurs jours auparavant. Gain de temps, d’énergie, de personnel, fiabilisation du contenu des dossiers et grande simplification des échanges.
En agence, le déploiement du projet télématique fut difficile du fait de la résistance au changement classique. Il a fallu user de démonstrations, explications, réunions pour informer et convaincre les collaborateurs d’utiliser cette nouvelle technologie.
Le résultat fut exceptionnel car Cetelem a gagné des parts de marché très importantes face à ses concurrents dont son principal adversaire Sofinco. Le passage à la télématique a donc été un facteur de succès majeur de Cetelem.
Au-delà des entreprises, le succès de la télématique est venu aussi de sa simplicité. Simplicité dans les affichages des écrans, simplicité dans la manipulation du clavier, simplicité de la connexion. Et le Minitel a aussi contribué à mettre des millions de personnes à l’informatique en utilisant un ordinateur très simple et un clavier.
Encore aujourd’hui, les personnes âgées trouvent les ordinateurs actuels bien trop compliqué en comparaison de ce qu’ils avaient connu avec le minitel.
Parmi les entrepreneurs, peu on réussit à faire fortune avec la télématique. Niel est un des rares contre-exemples. Contrairement à ce que l’on imagine, ce n’est pas avec la messagerie rose qu’il a bâti sa fortune mais avec le service d’annuaire inversé [NDLR : 3617 ANNU].
Il a gagné beaucoup d’argent sur cet annuaire et peu en comparaison avec la messagerie rose.
Un grand sommet international à Versailles [NDLR : le G7 qui a eu lieu en 1982] a permis de faire connaître le Minitel dans le monde entier. La direction des télécom avait été missionnée pour réaliser un réseau de minitel installés dans toutes les chambres des chefs d’État et de leurs collaborateurs, Michel BOUVIER de France Télécom avait piloté ce projet de par ses responsabilités sur la promotion du minitel. Des services adaptés ont été développés pour l’occasion afin de diffuser des informations sur les conclusions du G7 en cours, les données économiques et sociales des différents pays présents, des services d’échanges entre conseillers, etc…
L’équipe de BOUVIER devait faire la promotion en France mais aussi à l’étranger par exemple aux Etats Unis, Georges NAHON en faisait partie. Il était basé aux Etats Unis et avait pour mission de vendre les technologies françaises localement, sans succès malheureusement.
Dans l’équipe de BOUVIER, je connaissais Jean-Paul LARAMÉE qui était un bon ami. Il a vendu les premiers contrats de la publicité de la télématique. Il avait d’ailleurs embauché deux belles femmes pour vendre les contrats : ma femme et Sophie Toscan Du Plantier (qui fut tragiquement assassinée en Irlande).
Guillaume MONTAGNON : A Vélizy, est-ce que le kiosque existait déjà ?
Philippe ROBIAUD : L’histoire de la tarification est effectivement arrivée à Vélizy. L’objectif était de vendre des services et donc de faire payer l’utilisateur. France Telecom a eu l’idée de proposer une tarification sur la communication qui est facilement facturable aux clients sur leur facture télécom.
Le premier numéro sortit fut le 3614 qui était gratuit. Le 3615 est arrivé rapidement après car les annonceurs voulaient faire payer leurs services.
Sur la tarification aux clients, France Telecom et les vendeurs se partageaient équitablement les montants. Peu après, les 3616, 3617 et 3621 sont arrivés.
Cette notion de facturation au temps passé n’a pas duré longtemps au-delà de la télématique car des services comme PayPal ont pris la suite pour permettre la facturation de services à l’acte. Je le rappelle, ce service de type paiement à l’acte avait été inventé par Tetard dans le cadre du projet télématique (donc bien avant PayPal) mais il n’avait pas été jugé intéressant à cette époque-là et avait laissé la place à cette facturation au temps passé.
Cette tarification des communications a tout de même permis de financer ces services et leur hébergement ce qui a permis aux différents acteurs de se lancer dans la télématique.
La télématique s’est aussi développée dans le domaine professionnel. J’ai construit 2 messageries de type Outlook pour des forces de ventes. Il y avait par exemple l’expérience Donnay, 30 représentants avaient des valises portables avec des coupleurs acoustiques afin de consulter des stocks en itinérance et de prendre les commandes directement dans les magasins. C’était une grande source d’économie de temps et d’argent.
Le succès du Minitel était évident de par le gain de productivité que cela procurait.
Malheureusement, la France n’a pas pu transformer cet essai car les GAFAs sont arrivés par la suite et ont balayé le minitel. Les gouvernants français n’ont pas facilité les choses pour le minitel d’ailleurs car les services développés pour la télématique ne pouvaient pas utiliser les mots du dictionnaire. Par exemple le 3615 mode d’emploi. Il était donc nécessaire de réfléchir à un autre nom autorisé et pas trop éloigné de la thématique du service et d’en faire une coûteuse publicité pour le faire connaître.
Philippe DUBOIS : D’où vient cette limitation sur les noms des services ?
Philippe ROBIAUD : aucune idée. C’était chez France Telecom sous l’influence de lobbyistes sans aucun doute. En même temps, c’était dans un souci d’équité. En effet, si je prends le 3615 MUSIQUE, d’autres services ne pourront pas le prendre. Mais c’est le même problème sur Internet avec l’achat des noms de domaine.
Guillaume MONTAGNON : Y-avait-il une procédure pour déposer un nom de service ?
Philippe ROBIAUD : En effet, il y avait une procédure demandant de demander des dossiers de dépôts. C’est bien plus facile maintenant. Les dossiers de transfert de nom étaient particulièrement compliqués.
Pour revenir sur l’adhésion aux principes de la télématique et du minitel, j’ai plusieurs anecdotes.
Lorsque je parlais de services Minitel au patron de la société de lessive Henkel, qui était un ami, je lui disais que le contact télématique était extrêmement important. Lui me répondait qu’il faisait des campagnes de pub TV autrement plus importantes et qu’il n’en avait rien à faire des 1000 clients qu’il pourrait sélectionner suite à une campagne SAV.
Mon beau-frère était le patron informatique d’une société et utilisait des gros ordinateurs. Il n’a jamais cru à la télématique, il m’a dit que j’étais totalement cinglé ! Plus tard, il a été viré car tous les développements informatiques étaient externalisés vers des sociétés de services qui prenaient à leur compte les réalisations informatiques.
Autre exemple de mauvaise compréhension des enjeux, c’est le Ministère de l’Agriculture qui nous demande de réaliser un développement télématique portant sur les services de ce ministère. Ces développements étaient concomitants à une campagne de pub TV qui ne durait que 3 semaines. Malgré mes conseils de laisser ce service d’informatique en ligne après la fin de cette campagne de pub car il présentait des informations pérennes, le ministère, n’ayant pas compris l’intérêt, m’a demandé de l’arrêter en même temps que la fin de la campagne. Que d’argent dépensé pour si peu de temps !
Sinon, dès le début, j’avais en tête que les données et leur possession allaient être très importantes pour les entreprises. Dans ce domaine, j’ai réalisé pour Usine Nouvelle un moteur d’indexation et de recherche sur leurs archives, ou alors, j’avais conseillé à Publicis d’acheter les archives de la bibliothèque nationale.
Guillaume MONTAGNON : Est-ce que l’on peut dire que le Minitel a lancé la vente à distance, le commerce électronique ?
Philippe ROBIAUD : Pas tout à fait. Certes La Redoute a démarré sur ce marché mais n’a pas été jusqu’au bout de la démarche. Il y avait le problème de la cible client qui était plutôt rurale et donc peu équipée en Minitel. Il y avait aussi le problème de présentation du catalogue produit, ils n’ont pas pu mettre en ligne le contenu du catalogue papier. Les contraintes de cette télématique ne permettaient pas de réaliser une boutique Amazon même si toutes les technologies de la télématique étaient similaires à celles d’Internet qui arriverait plus tard.
De plus, les décisions qui pouvaient être prises sur la télématique (Franco-française) et sur Internet (internationale) ne l’étaient pas au même endroit et au même échelon. Dans les grands groupes mondiaux, le mouvement vers Internet était décidé par le siège et non pas par une petite filiale française. Les projets télématiques ont donc été mis au placard par les sièges.
J’ai très mal pris cette transition sur Internet dans les années 90. Et même, si on ne regarde que le marché français et la télématique, je trouve que l’on n’a pas été aussi loin que l’on aurait dû. Les politiques, les réglementations (CNIL), le Larousse (nomenclature des services) ont été un grand frein au développement de la technologie. Alors que nous avions un grand succès lors de nos présentations et démonstrations, même aux Etats-Unis. Outre-Atlantique, ils étaient scotchés lorsque l’on montrait notre technologie mais le marché y est très segmenté et il aurait fallu que la petite dizaine d’équivalent de France Telecom se mettent d’accord et distribuent des minitels.